Voici le texte de la nouvelle qui a été envoyée au concours de nouvelles de la Zone d’écriture… sans succès. Je me permets donc de la partager avec vous.

Et l’on se perd, et l’on s’allonge, et l’on commence ses dires par et et une euphonie.

Autant dire qu’on commence par l’inutile. Ou par les artifices réservés aux seuls maitres et maitresses du style, ces visages jaunis posés comme des idoles devant les classes de jadis.

Martine le sait, elle qui multiplie les mots comme remparts contre les regards inquisiteurs. Ironiquement, elle écrit et écrit des milles, des millénaires de papier pour se protéger du jugement de cette ancienne professeure de littérature française. Une momie, s’il en est une.

En fait, il en est deux : Martine s’est momifiée également. À vouloir s’écarter, elle s’est perdue dans l’autre.

Les règles et les genres seront allègrement digressés, choisit-elle, sans se douter que de l’autre côté de tous ces murs de carton poreux, deux ou trois jeunes écrivains vivent la même révolte. La momie ancienne prévoit déjà, d’ailleurs, un futur littéraire des plus simples.

Pas composé, donc. Pas proche, non plus. Que des choses qui arriveront d’elles-mêmes, dans le temps comme dans le temps, tout d’un bloc. Comme le mal du matin, comme le succès incertain, comme l’averse éternelle qui se rue sur son réveil.

« Ça y est, l’avenir est là », constate-t-elle lorsque le blanc de l’écran lui heurte les yeux. La propreté, l’étincelance, les jets d’encre parfaitement encadrés qui défilent sur son écran offrent un contraste pénible, lui semble-t-il, avec les daguerréotypes des auteurs d’antan. Tous se parlent, se battent plus vite qu’elle, lui tournent le cœur vers toutes les inquiétudes possibles.

Sauf vers celles qui comptent, celles de ses mots. Celle des mots d’une génération, étalés et cousus ensemble par son propre fil.

Martine n’arrive plus à synthétiser. L’exercice la mène invariablement à repiquer par ci par là, mais à ne rien changer de la longueur du flot ininterrompu de banalités. C’est une catalogne moderne, qu’elle tisse. Une œuvre unique, certes, par sa disposition de chaque lettre et de chaque mot dans la page, mais qui n’en sera cependant pas moins indistinguable de celle de sa voisine.

Étourdie par le défil, Martine sort sur le balcon. « La cigarette m’inspirera », souffle-t-elle.

Sinon, ce sera la pluie, ou la couche de tabac sur sa langue l’empêchant de gouter, ou l’inertie plaquée au sol par les métaphores qu’elle s’explique mal.

Martine s’empoussière à chaque pouffée. « Très bien, je jaunis, je me rapproche des spectres de ces auteurs passés. Je me rapproche de la mort. »

Son rêve ultime, la parution de son œuvre posthume, lui apparait dans tout son sublime. L’apothéose d’une vie trop ramée lui apparait dans un seul moment vécu par d’autres. C’est d’ailleurs la trame de sa vie, son invécu.

De son balcon, elle a vue sur l’appartement voisin. Par la fenêtre, un écran bleu la nargue, lui rappelant que le travail n’est pas que rêve, et que de toute façon, même son rêve n’avance pas.

Elle se penche par-dessus la rampe pour faire tomber sa cendre trop loin d’elle pour que ce soit naturel, et accroche au passage son regard dans la vitre et ses reflets aveuglants.

Une main sur la balustrade, une main tenant la cigarette maintenant éteinte par le pluie, Martine scrute en avant, les yeux dans l’eau. Une page blanche, lumineuse; des mots étalés dans un flou artistique et sans doute poignant; des feuillets juste assez étendus et écornés pour qu’il soit clair que la voisine est une bonne auteure.

Et Martine, elle, ne réussit qu’à être à la hauteur du balcon, même pas à celle de sa vie. Et qu’à commencer ses phrases par de pitoyables et.

Même les volutes ne se répètent plus. Martine est enveloppée d’une aura de clarté, pour la seule fois de sa vie d’ailleurs. Pour le seul froid qui la tance.

Le blanc vide la tente. Elle tend la main toujours plus loin par-dessus bord, question de se saisir du plus de mots possible avant d’être balancée en bas. Avant d’être en suspens. Avant d’être suspendue sur un mur, comme une obsession.

Martine ravit tout ce qu’elle peut, surtout l’impression d’être inadéquate, scellée dans sa peau par la seule présence de sa voisine qui écrit, elle aussi. Qui écrit mieux, aussi.

Le ravin lui revient en tête. Le ravin. Le ravin. Elle ne peut plus taper d’autre mot du bout des doigts sur la rampe. La cigarette, tombée depuis longtemps, simule un corps mou, le sien, si seulement son œuvre posthume était prête.

L’urgence de mourir la première. Avant même les mots ?

Saisie, Martine traine sa trombe d’eau jusqu’à l’intérieur, puis s’assied misérablement devant son clavier jauni, qu’elle lave malencontreusement. Le soupir qui suit s’éternise en adjectifs et en adverbes.

Ses doigts tachés des mots de l’autre traceront des pages et des pages, des analyses d’analyses, dans une langue insipide. Elle aurait dû être partout à la fois, de toutes les conversations effilées, devant tous les écrans pour saisir le gist d’un coup de poignet habile.

Le coup de poigne d’une génération se porte bien.

Le coup de règle lui tranche les doigts. La momie, penchée sur elle, lui souffle fétidement, presque fatidiquement, des mots déjà existants.

Mais Martine résiste. Le flot est interrompu. « Les mots d’autrui ne pourront plus se frayer un chemin sur mes pages », se convainc-t-elle. « Seule la pure synthèse s’échappera de mes lèvres. »

Elle se drape des mots des autres, d’abord, dans un sursaut d’organisation. Elle se lance dans l’archéologie des gemmes des autres. Les fautes d’orthographe et autres entorses ne la gênent même pas; Martine est déterminée à recenser ce qui existe à l’extérieur d’elle-même, et à se repenser par la négative. Pour faire changement.

Ses rouleaux de papier momie lui serviront désormais à éponger tous ces dégâts, ces espaces souillés par les autres, qui l’empêchent de joindre son rêve.

Est-ce le jaune ou le blanc qui l’attire le plus, finalement?

« Je ne sais pas. Pourtant, je sais, au fond de moi, avec force et clarté. Je sais ce que je veux. Mais je me balance; et ça aussi, je sais que je le veux. »

Martine est obnubilée par sa tâche de double destruction : elle tape et efface de plus en plus rapidement, elle efface à la fois les mots qu’elle essuie et les mots imprimés sur son torchon. Elle se persuade qu’elle crée – un véritable mess.

La chute approche. Les lambeaux de papier mouillé étincèlent contre l’ordinateur. Une fois les vies des autres absorbées, volatilisées, Martine pourra vivre. Ou plutôt, survivre après l’extinction.

Martine grelotte. Sa chair se soulève, ses dents écrasent les mots qu’il lui manque. « J’ai froid; je ne sais plus comment le dire », semble-t-elle murmurer.

Se couvrir de papier détrempé ne sert à rien. Sortir sur le balcon, encore moins. Il faut pourtant qu’elle fasse quelque chose : ses mains tremblantes n’arrivent ni à enfoncer des mots dans l’écran glacé, ni à les supprimer de l’espace. Elle ne peut que fleurer sa fin.

Et elle perd, et elle longe sa dignité d’auteure qu’elle ne sera pas. Elle pose pour sa postérité, tournant son visage squelettique vers le mur terni.

Sur le mur, la photo de Martine retournée. Dans le dos de Martine, un mot pas même griffonné. À la place, il demeure posé sur les lèvres, comme une réticence : « Et… ? »

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